Rêves lucides et divagations nocturnes

Nos rêves ne sont pas de longs fleuves tranquilles... Souvent plus agités que nos journées, ils ont le pouvoir de nous révéler à nous-mêmes, et parfois de revêtir des airs prémonitoires. Pourtant, les chorégraphes contemporains, contrairement à ceux du ballet romantique, ne s’aventurent que rarement sur ces terrains nocturnes qui permettent d’échapper au quotidien, au discours, au rationnel, aux esthétiques convenues... En abordant le rêve en ce sens, Tânia Carvalho a construit au fil de ses pièces son univers onirique si singulier, réinterrogeant ainsi, au tournant des années 2000, l’esthétique de l’expressionnisme dont la danse s’était nettement éloignée. Dans Oneironaut, la chorégraphe portugaise prend ses fantaisies à bras le corps, sans pour autant rien laisser au hasard. L’onironaute est en effet un rêveur lucide qui garde un certain contrôle sur les songes qui inondent son cerveau. Mais il cultive aussi un doux espoir d’abandon, d’excitation et de suspense. Tânia Carvalho joue sur cette ambivalence, faisant semblant de s’abandonner à ses rêves alors qu’elle dirige chaque instant de son théâtre d’images. Mais elle est tout autant prête à se laisser surprendre par les créatures burlesques, facétieuses et à fleur de peau qui sortent de son imaginaire fertile.
Contrairement aux créations de Tânia Carvalho qui se déploient à partir de structures spatiales, gestuelles et rythmiques aux définitions précises, la danse jouit ici d’une liberté inouïe. La chorégraphe déconstruit son propre univers, plus que jamais traversé par l’histoire de la danse, de Maurice Béjart à May B de Maguy Marin, du butô grotesque et fantasmagorique de Hijikata au Lac des Cygnes.
Mais ces cygnes-là, énergumènes à la Groucho Marx, ne sont ni blancs ni noirs, ni hommes, ni femmes, ni anges... Ni diables par ailleurs. Juste amoraux, telle une parade orchestrée par Bruegel l’Ancien. Que font-ils dans ce rêve éveillé ? Seraient-ils en train de répéter une pièce improbable ? De peindre le portrait d’un monde en train de sortir de ses gonds ? Ou bien sont-ils en train de se rebeller contre la chorégraphe et son univers ?
Ils semblent en effet prolonger l’aventure de pièces comme Weaving Chaos, créé en 2014 dans le même clair-obscur, où Tânia Carvalho abordait la figure du danseur à travers Homère.
Aux commandes de la rêverie fantasque d’Oneironaut, on trouve deux spectres d’un trait bien particulier, à la fois maitresses et maîtres de cérémonies. De ce duo de pianistes oniriques, l’une n’est autre que la chorégraphe. L’autre est André Santos, grimé en figure fantomatique entre baroque et Kabuki, entonnant l’Étude révolutionnaire d’un Chopin inspiré par l’attaque de Varsovie par la Russie. Comment ne pas évoquer l’autre titre donné par le compositeur à son oeuvre : Étude sur le bombardement de Varsovie. Tragiques méandres de l’histoire…
Le choix musical opéré peut renvoyer à d’autres genres de visions, plus politiques et plus agitées, de la vie de Tânia Carvalho, à des époques où la chorégraphe cultivait des rêves de transgression qui ressurgissent ici sous forme de rébellion esthétique. Plus tard, le piano donne à entendre les tempêtes d’acier de la guerre, tel un écho souterrain de l’ Étude révolutionnaire, remuant un théâtre chorégraphique aux traits dantesques.
Thomas Hahn