Rencontre avec Suzanne de Baecque à l’occasion de la venue de Mémoire de fille d’après Annie Ernaux aux Abbesses
SEULE EN SCÈNE, LA COMÉDIENNE SUZANNE DE BAECQUE EST À LA FOIS ELLE-MÊME ET LES DEUX PERSONNAGES DU RÉCIT INTENSE DE MÉMOIRE DE FILLE D’ANNIE ENAUX, PRESENTÉ AU THEATRE DES ABBESSES.
Quand elle évoque les événements vécus pendant l’été 1958 alors qu’âgée de dix-sept ans elle était monitrice dans une colonie de vacances, Annie Ernaux parle d’un « gouffre entre l’effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé ». Explorer ce « gouffre » les yeux grands ouverts, cinquante ans plus tard, pour raconter et analyser une expérience traumatisante à laquelle elle n’a cessé de penser par la suite sans trouver comment en parler, c’est ce à quoi s’attache Mémoire de fille, récit dont Sarah Kohm, Elisa Leroy et Veronika Bachfischer ont présenté à la Schaubühne de Berlin une version théâtrale en allemand unanimement saluée outre-Rhin. Fort de ce succès, leur mise en scène est aujourd’hui recréée, en français cette fois, mais en conservant le même dispositif scénographique avec Suzanne de Baecque dans le rôle de la protagoniste ; protagoniste qui se dédouble puisqu’il y a Annie jeune et Annie Ernaux, l’auteure, qui revient sur son passé.
Lectrice de longue date de la romancière, la comédienne a découvert Mémoire de fille à l’occasion de ce projet. « J’avais un rapport passionnel à ma lecture d’Annie Ernaux. Là j’ai d’abord été déstabilisée par la distance qu’elle mettait vis-à-vis de ce qu’elle avait vécu pour vraiment analyser, décortiquer, déconstruire. J’étais moins dans un rapport d’émotion que dans une interrogation sur moi-même, sur ma propre expérience de femme. Cela m’a replongée dans des souvenirs d’adolescence, la découverte de la sexualité, de son corps qui change et comment on assume ou pas ce corps qui se modifie. C’est la première fois que je ne me positionne pas en tant qu’actrice sur un projet, mais en tant que moi-même, ce que je suis, ce que je ressens. J’ai commencé les répétitions dans cet esprit, en comprenant que j’allais me trouver à un endroit différent de celui où je me situe d’habitude. » Ce positionnement différent correspond précisément à ce que recherche la metteure en scène Sarah Kohm qui demande à Suzanne de Baecque d’écrire sur sa propre vie des textes qui seront intégrés dans le spectacle.
La violence de son premier rapport sexuel évoquée par Annie Ernaux renvoie à une expérience subie
par beaucoup d’autres femmes. « La brutalité de ce qu’elle raconte avec des mots souvent très crus, c’est en réalité quelque chose d’assez tristement banal aujourd’hui encore, analyse Suzanne de Baecque. Peut-être la honte est-elle moins présente parce que nous ne sommes plus en 1958. Quand j’écrivais pour le spectacle, je trouvais ça tellement anecdotique que du coup ça me gênait. Je me suis replongée dans le livre d’Annie Ernaux et j’ai compris qu’elle s’appuie elle aussi sur l’anecdote, mais elle la place tellement haut dans son processus de déconstruction que ça devient universel. Au fond, ce spectacle a trois dimensions. Il y a Annie Ernaux qui parle depuis sa position d’auteure, il y a Annie jeune qui est dans le vécu de cette expérience et il y a l’actrice qui se situe à l’intersection de ces deux femmes. Au début cela me faisait peur d’interpréter un texte d’une écrivaine aussi importante dans notre société. Mais maintenant j’ai l’impression qu’elle est là dans le spectacle, à mes côtés, comme une partenaire de jeu. »
Hugues Le tanneur
