Transparences. Conversation avec Robert Wilson et Lucinda Childs

Lucinda Childs et Robert Wilson évoquent la création de BACH 6 SOLO rêvé pour le magnifique écrin de la chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière.
À l’origine de BACH 6 SOLO, un coup de foudre : celui que j’ai ressenti il y a plusieurs années en entendant jouer la violoniste Jennifer Koh, en la voyant à ce point transformée par la musique qu’elle irradie d’une présence nouvelle. Ensuite, elle a interprété la partition d’EINSTEIN ON THE BEACH dans certaines villes de la tournée en 2013 – et il existe bien sûr un lien étroit entre la musique de Philip Glass et celle de Bach: elles sont l’une et l’autre composées avec une extrême rigueur mathématique. (1)
Quand Jennifer Koh est venue au Watermill Center, je lui ai proposé de faire « quelque chose » sur les SONATES ET PARTITAS POUR VIOLON SEUL. Mais quoi ? L’écueil serait de distraire l’auditeur, de parasiter l’écoute de cette musique qui éveille tous les sens grâce aux multiples directions qu’y prend le son.
Il est difficile d’entendre et de voir en même temps : pour mieux écouter, on ferme les yeux. Dès lors, quelle forme visuelle inventer qui ne détourne pas l’attention de la forme sonore ? Face à cette œuvre de Bach, je me suis peu ou prou trouvé dans la même position que devant PROMETEO de Luigi Nono. Craignant que le théâtre fasse écran à la musique, Nono refusait que sa « tragédie de l’écoute » soit portée à la scène jusqu’à ce que, peu de temps avant de mourir, sur une sug¬gestion de Heiner Müller, il me demande de relever le défi. Lorsque j’ai monté le spectacle à Bruxelles en 1997, cette question ne cessait de me tarauder : comment créer un espace qui fasse entendre la musique sans que les mouvements, les images, les lumières s’interposent ? Pourtant, comme on perçoit plus distinctement une commode baroque en posant sur elle une pierre plutôt qu’un chandelier lui aussi baroque, ce que l’on voit peut aider à mieux entendre. Il suffit que les deux éléments se fassent mutuellement valoir grâce à leur différence de nature. Affûter au lieu de bloquer : telle est la vertu qui rachète l’obstacle. Un beau défi, un double défi attend donc tout metteur en scène : éviter que ce que l’on voit émousse ce que l’on entend et faire mieux entendre que si l’on gardait les yeux clos.
BACH 6 SOLO a connu plusieurs étapes. On a commencé par quelques essais au Watermill Center avec des branches que j’avais rapportées des bois situés aux alentours : les danseurs devaient les tenir, juste les tenir sans effectuer de gestes compliqués, comme un enfant peut jouer avec ses doigts pendant de longues minutes, assis sans bouger, concentré sur ce qu’il fait : « rien ». Ensuite, un atelier a été organisé un été, auquel a participé Alexis Fousekis qui danse dans le spectacle… et qui, entretemps, a joué dans mon adaptation d’OEDIPE ROI en 2018, puis dans LE MESSIE de Haendel/Mozart présenté au Théâtre des Champs-Élysées en septembre 2020. J’avais aussi rencontré la danseuse Evangelia Randou, qui était venue en résidence à Watermill un autre été. Mais les deux autres interprètes, Ioannis Michos et Kalliopi Simou, je les ai connus beaucoup plus récemment. Pendant le dernier confinement, j’ai travaillé en Zoom avec eux quatre. C’était la première fois que je répétais de cette façon; cela n’avait rien d’évident, mais j’ai arrangé mon studio de telle sorte qu’ils le voient clairement. Et la réalité a prouvé qu’on peut surmonter la dif¬ficulté de la chorégraphie à distance, qu’on peut élaborer et transmettre, aussi précisément que possible, le mouvement dans l’espace à travers un écran en deux dimensions.
De Raymond Andrews, l’adolescent sourd-muet que j’ai rencontré à la fin des années 1960 et qui m’a inspiré LE REGARD DU SOURD, je tiens ceci : tout le corps de l’être humain entend, lui-même per¬cevait le son par les vibrations qu’il ressentait dans son corps, non sur son tympan. La peau est une oreille. Les danseurs, dans ce spectacle, écoutent donc par tous leurs pores, ils sont en un sens témoins de la musique. Mais si la chorégraphie suit de près la structure de la partition, jamais elle ne l’imite ni n’interfère. Elle demeure abstraite. Et elle fonctionne en transparence – comme un élément météorologique, comme une brise par exemple. Elle apparaît à travers, dans l’agencement de sa propre géométrie et de l’arithmétique de la musique, dans leur dévoilement réciproque.
En jouant les SONATES ET PARTITAS POUR VIOLON SEUL, Jennifer Koh éprouve un sentiment de désorien¬tation, voire de mise en danger. Pour elle, c’est aussi un rapport avec Dieu qui s’engage, même si l’œuvre n’a rien de religieux. Mais qu’on y entende ou non une dimension spirituelle, cette musique acquiert une puissance extraordinaire dans la Chapelle Saint-Louis de l’hôpital de la Pitié-Sal¬pêtrière, qui est certes un lieu de culte, mais aussi un espace splendide dans sa régularité architecturale.
Quoi de plus beau, en effet, qu’un bâtiment octogonal, que ce soit dans l’art persan ou dans le style classique français comme ici ? Le chœur central est à son tour octogonal, avec les quatre nefs qui convergent vers lui et les quatre petites chapelles sur lesquelles il s’ouvre dans ses angles. Or cette forme, nous l’avons encore dupliquée en construisant un plateau lui-même octogonal, légèrement surélevé, autour duquel s’assiéront les spectateurs. Depuis le début, les danseurs évoluent à 360 degrés, comme dans un dispositif non frontal ou dans un lieu non théâtral – un gymnase, un parking, le plein air. Ils vont et viennent en différentes formations, le plus souvent par trois, puis en couples vers la fin ; leur présence n’est pas constante, encore moins la mienne. Ce « solo » est certes celui de Jennifer Koh, du violon, mais en définitive c’est Bach qui est seul.
Autour de lui, les composantes du spectacle agissent comme des couches qui se perçoivent dans le filigrane les unes des autres. L’architecture rehausse la musique, la danse y surimprime ses entrelacs, et la musique, espérons-le, magnifiera et l’espace et la chorégraphie.
Toute chose a besoin d’un contrepoint pour exister.
L’édifice doit voir l’arbre, l’arbre doit voir l’édifice.
Propos recueillis par Frédéric Maurin
(1) Les propos apparaissant en italique sont de Lucinda Childs