Fort de sa reconnaissance générale, acquise en presque une quinzaine d’années, Danse élargie ouvre la saison aux Abbesses par un cycle de programmes qui affichent non seulement l’énorme diversité des jeunes créateurs sélectionnés, mais aussi l’évolution de leurs parcours. La soirée consacrée aux formats courts donne toujours un aperçu en condensé de ce qu’a été le concours, l’année précédente.
C’est Leïla Ka qui ouvre la soirée, elle qui remporta le 1er prix de l’édition 2022, annoncé par le représentant du Jury Mohamed El Khatib, auteur-metteur en scène, qui fut lui-même finaliste lors de la première édition du concours en 2010 (quand on parle de parcours…). Artiste en plein essor, Leïla Ka fut en même temps sacrée « Révélation chorégraphique » par le Syndicat de la critique. Son quintette féminin Bouffées est appelé à s’élargir, pour devenir sa première grande pièce de groupe, Maldonne, qui sera créée en novembre. Hommage à la femme, ce travail ciselé sur le geste est si authentique et engagé qu’on pourrait y voir une extrapolation, à la lueur du monde actuel, des grands tableaux féminins de Pina Bausch.
Le 2e prix et celui de la technique 2022 sont allés à la Japonaise Yoko Omori pour l’originalité de sa proposition Help, où la jeune femme se débat avec tout à la fois ses peurs, ses obsessions et les injonctions de la société, représentées par six doubles qui ’accompagnent sur scène, entravant constamment son espace mental et physique. Avec PlainChan, solo sans alter-ego cette fois, elle se concentre sur la relation entre le geste chorégraphique, l’improvisation et la matière sonore qu’elle crée elle-même. Les danseurs de Stéréo48, compagnie fondée à Naplouse en Palestine autour d’Amir Sabra donnent, entre autres, des cours de hip-hop aux jeunes des camps de réfugiés. Rompus aux pratiques urbaines sur le macadam, c’est la rue qu’ils ont choisie pour présenter, dans un esprit très collectif, une recherche d’actualisation de leur dabké traditionnel.
Avec Break de Bruce Chiefare, ancien B-Boy couronné champion de France et puis du monde, on arrive au cœur des danses urbaines. Le fondateur de la Cie Flowcus met en scène un quintet de breakers, tel un traité des relations personnelles au sein de leur microcosme. De la danse pure en quelque sorte, mais en renégociant le rapport au temps, étirant les prouesses acrobatiques qui dans la lenteur n’en deviennent que plus belles encore.
Claire Durand-Drouhin travaille dans les hôpitaux psychiatriques, en milieu carcéral ou avec des hôpitaux de jour. Laboratoires d’un improbable vivre-ensemble, pleines d’humour et de tendresse, ses pièces consacrées aux liens familiaux, permettent la rencontre entre danseurs professionnels, amateurs et personnes aux conditions mentales et physiques les plus différentes. Des personnes donc qui ne se fréquenteraient pas dans la vie, sauf en faisant partie d’une même famille, où la différence ne peut être stigmatisée.
Dovydas Strimaitis est issu du nouveau Ballet national de Marseille sous la direction de (LA)HORDE. Aujourd’hui le Lithuanien se consacre à ses propres projets, à commencer par Hairy*, créé pour Danse élargie 2022. Où l’on s’amuse de la symbolique, rebelle ou sensuelle, des grandes chevelures qui voguent en liberté. Ce qui n’est pas sans subvertir l’image de la danse comme art de la contrainte. Le collectif Multi-Prises, trio d’acteurs et gais-lurons qui se sont rencontrés au conservatoire, nous rappelle que Danse élargie est ouvert à toutes les disciplines et que des expériences venant du théâtre, des arts visuels ou de la musique sont toujours bienvenues, même si ensuite, étant malgré tout minoritaires, on présente improprement les artistes comme jeunes chorégraphes. C’est justement parce qu’ils viennent d’une autre discipline que ces Multi-Prises portent un regard différent sur la danse, par une recherche sur le geste qui allie mise à distance, complexité et fantaisie. Tout l’esprit de Danse élargie est là, précisément…

Thomas Hahn