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Carine Karachi, neurochirurgienne, scientifique associée au Théâtre de la Ville, a été interviewée par Olivier Pascal-Moussellard pour Télérama


Elle l’opère, l’étudie. Depuis vingt ans, Carine Karachi, neurochirurgienne et chercheuse à l’Institut du cerveau de la Pitié-Salpêtrière, consacre sa vie au cerveau. Entre mystères et émerveillement, elle dévoile toute la beauté de cet organe fascinant.

Elle écoute Blondie (Call Me) avant d’entrer au bloc pour chasser le stress. Après quoi elle ne se laisse plus distraire par rien, les yeux dans les méninges de ses patients, les doigts dans leur cerveau, quatre, six, dix heures durant. Elle, c’est -Carine Karachi, 47 ans, profession neurochirurgien et professeur de neurochirurgie. Une tête chercheuse bien faite et des mains haute couture – « notre trésor », dit-elle – au service des malades, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris.

Chez cette « bricoleuse » un peu spéciale dont le champ de travail, la boîte crânienne, mesure à peine 1 400 centimètres cubes, l’autorité est naturelle et l’émotion sous bonne garde… mais jamais très loin. Quant à son champ de curiosité, il semble infini. Au Théâtre de la Ville, elle coanime avec le metteur en scène Emmanuel Demarcy-Mota une Académie Culture-Santé où étudiants et acteurs décryptent l’absurde chez Ionesco sous le prisme du néocortex préfrontal et des ganglions de la base… « La neurologie contemple, la neurochirurgie agit, a-t-elle résumé un jour à propos de sa vocation. Je serais neurochirurgien ». Explications.

La contemplation et l’action sont-elles les deux jambes de votre vocation ?
Comme neurochirurgien, j’aurais plutôt tendance à me définir par l’action, mais c’est vrai, la beauté a sa place dans la façon dont j’exerce mon métier. À l’origine de ma vocation, il y a un choc esthétique ! J’étais en stage, j’adorais la médecine mais je ne connaissais rien à la neurochirurgie, quand le père d’une amie, le Dr Sichez, m’a fait appeler au bloc.

“Au microscope, le spectacle du cerveau est exceptionnel, un paysage marin, avec
ses plexus choroïdes comme de jolies algues.”

Pour la première fois de ma vie, j’avais sous les yeux un cerveau vivant, qui battait au rythme du cœur, avec ses extraordinaires couleurs pastel. Je pouvais toucher l’organe de la pensée, quasiment une profanation ! J’ai trouvé cela fabuleux… et vingt ans plus tard, je ne suis pas blasée : quand j’enlève une tumeur, je suis éblouie par l’apparition des nerfs optiques, des carotides, et la beauté de l’anatomie retrouvée du cerveau. Au microscope, le spectacle devient exceptionnel, un paysage marin, avec ses plexus choroïdes qui ressemblent à de jolies algues, et reviennent parfois dans mes rêves, plus tard…

Un cerveau, c’est gros ?
Beaucoup plus gros qu’on ne l’imagine. Surtout les lobes préfrontaux, qui représentent 30 % de sa masse. Quand on enlève une grosse tumeur frontale, on peut mettre un poing dans la boîte crânienne, voire deux ! Rappelons que le cortex préfrontal – siège de la motricité, de la cognition, de la prise de décision, bref des fonctions « exécutives » – est très important chez l’homme et chez les grands singes.

Vous parlez souvent de vous, les chirurgiens, comme de « bricolos »…
Le contraste est tout de même saisissant entre cet organe si sophistiqué et les outils que nous utilisons pour l’opérer, tellement basiques : les petites spatules, les dissecteurs, les bistouris… Tout cela est plutôt grossier pour réparer un organe aussi complexe, sur lequel il reste tant à apprendre. C’est ce contraste qui m’a poussée à mener deux carrières en parallèle, la recherche en neurosciences et la neurochirurgie : elles se nourrissent l’une de l’autre.

La compréhension de l’activité du cerveau me guide dans mon geste, quand je pratique par exemple l’implantation d’électrodes pour stimuler les réseaux neuronaux dysfonctionnels, responsables des maladies de Parkinson, Gilles de la Tourette, ou des troubles obsessionnels compulsifs (TOC). Le courant électrique envoyé au sein des structures cérébrales profondes est capable de rétablir une motricité presque normale en supprimant les mouvements anormaux comme le tremblement, les tics… mais aussi les pensées anormales comme les obsessions.

Mais le soin auprès des patients, si important dans ma vie, m’offre aussi une excellente fenêtre de compréhension du cerveau humain. Mes patients le comprennent d’ailleurs très bien et se prêtent au jeu, apportant ainsi leur pierre à la compréhension de leur maladie et du fonctionnement des structures profondes du cerveau, auxquelles on n’a pas accès, même par l’imagerie.

Ces structures profondes qui nous permettent d’effectuer mille tâches sans même y penser…
Concentrées dans ce qu’on appelle les ganglions de la base, elles sont le siège de la mémoire procédurale, qui permet l’apprentissage de comportements nouveaux qui seront automatisés, comme marcher, se laver les dents, faire du vélo. Parfois, cela déraille. Par exemple, dans le trouble obsessionnel compulsif, ces structures se mettent en boucle : normalement, lorsque vous vous lavez les mains, votre cerveau enregistre quand vous avez fini, et vous pouvez passer à autre chose.

“En chirurgie, nos gestes, très techniques, ont été répétés à l’infini, et sont gravés dans notre mémoire, un peu comme ceux d’un gymnaste.”

Atteint d’un TOC, frappé d’une anxiété d’avoir mal fait ou de n’avoir pas fini ce lavage de mains, votre cerveau donne au contraire l’instruction de recommencer, encore et encore – sans fin. On ne sait pas exactement ce qui provoque cela, mais on sait modifier l’activité de ces structures en implantant des électrodes, pour que le patient puisse basculer vers une nouvelle activité.

Que se passe-t-il dans votre cerveau à vous, quand vous opérez ?
Je suis hyper concentrée, complètement focalisée sur ce que je fais. Cela implique une polarisation de l’attention des zones préfrontales sur la tâche entreprise, avec une capacité de distraction à peu près nulle : pas de musique dans le bloc ! Mais cet engagement total met aussi à contribution mes ganglions de la base, car le geste chirurgical mobilise une énorme mémoire procédurale : nos gestes, très techniques, ont été répétés à l’infini, et sont gravés dans notre mémoire, un peu comme ceux d’un gymnaste.

Au bloc, les émotions sont bannies ?
Pas forcement bannies, mais une dissociation s’opère naturellement entre la technicité des gestes à effectuer et les considérations affectives, et c’est tant mieux. Tout l’environnement s’y prête : le lieu, l’habillement, les « champs » placés sur le patient pour délimiter la zone à opérer… L’équipe est entièrement mobilisée au service de ce dernier, on fait de notre mieux, tous ensemble, pour lui, et quand on le réveille – car on le réveille pendant l’opération, afin de procéder à certaines vérifications, in vivo, des facultés de langage, par exemple – c’est un moment vraiment particulier : le patient devient le témoin direct de ce que je fais à son cerveau, je reconnais que c’est… un peu spécial.

Mais on ne se sent pas pour autant super puissant : savoir qu’environ 30 % de nos patients seulement sont vraiment aidés par notre intervention, cela rend humble. Et puis on se demande toujours si on n’aurait pas obtenu de meilleurs résultats en plaçant l’électrode 0,4 millimètre plus à gauche, ou plus à droite… Heureusement, il y a aussi de grandes satisfactions. Quand on lance la stimulation et que le patient, à peine capable de bouger le bras quelques heures plus tôt, lève soudain la main en l’air : c’est dingue, ce qu’on peut faire en stimulant un tout petit groupe de neurones…

Et quand ça se passe moins bien… voire mal ? Face aux risques de l’opération, ressentir l’immense responsabilité qui pèse sur vos épaules peut être très inhibant. Mais c’est cette même responsabilité qui vous pousse à faire mieux, toujours. La perspective de coller un handicap définitif au patient devient insupportable, en vieillissant, mais elle ne vous empêche pas d’être parfaitement conscient, comme neurochirurgien, que si vous ne prenez aucun risque, vous ne servez à rien. C’est ce qui se passe aux États-Unis, où mes collègues savent très bien que rendre un patient « déficitaire » au niveau de ses capacités cérébrales est un tabou, un interdit absolu dans leur hôpital : le risque de poursuites judiciaires est trop important. Donc ils se retiennent.

“Plus qu’une équipe, nous sommes une famille avec, au centre, le patient, et autour de nous, notre maison, la Pitié-Salpêtrière.”

Le principe, dans notre métier, est pourtant simple : pour retirer la tumeur, il faut s’approcher des zones fonctionnelles du cerveau. Ce qui veut dire prendre le risque, évidemment réfléchi et mesuré, de provoquer un déficit neurologique. La gestion de ce risque est la partie la plus difficile de notre métier. Indispensable si l’on veut vraiment aider le patient, c’est aussi une terrifiante épée de Damoclès, celle de la catastrophe opératoire, que nous avons tous vécue.

“Perdre” un patient , c’est dur ?
Toujours. Évidemment. Mais ce n’est pas la même chose de le perdre après une erreur technique qui, avec l’expérience, devient rarissime, et de le perdre à cause d’une complication inattendue, un incident qui dépasse l’imaginaire et vous tombe soudain dessus. C’est là que votre « famille » professionnelle prend toute son importance.

Dans notre service, on se connaît depuis vingt ans. Plus qu’une équipe, nous sommes une famille avec, au centre, le patient, et autour de nous, notre maison, la Pitié-Salpêtrière. Nous sommes terriblement attachés à cette dernière. À son histoire prestigieuse, bien sûr, mais encore plus à l’esprit particulier de son école de neurologie et de neurochirurgie, qui privilégie à la fois l’excellence et la prise de risques. Sans le soutien de nos collègues et de notre institution, cette prise de risques donc cette progression seraient impossibles.

Qu’est-ce que le Covid vous a appris sur l’hôpital ?
Je trouve que l’hôpital a été exemplaire dans la prise en charge des patients. On a vu sa capacité à s’adapter, à faire sortir de terre des lits de réanimation qui n’existaient pas ; les médecins ont expliqué comment il fallait organiser les soins, les administratifs ont suivi, ça s’est bien passé et on a limité les dégâts pour les patients atteints du Covid.

Mais les dégâts collatéraux pour nos propres patients ont été immenses : ces malades n’ont plus eu accès à nous, ni nous à eux, et cela restera une grande souffrance. On a bien essayé de lutter au début, mais on a vite compris que cela ne servirait à rien, et que certains allaient mourir, faute de pouvoir être opérés. Tellement d’autres, c’est vrai, mourraient aussi du Covid… Pendant des mois, nous avons pratiqué une médecine de guerre comme je n’en avais encore jamais connu dans ma vie de médecin, et ma conclusion, forcément provisoire, est que la situation a été gérée au mieux, dans des conditions très difficiles.

Certains ont parlé d’un hôpital au bord de l’épuisement…
Il faut distinguer deux choses. Le fait que l’ensemble du personnel soignant soit allé au charbon, cela me paraît normal : ça fait partie de notre métier. Mais ce système de santé publique qui fait la fierté de notre pays, il faut le protéger. Et faire attention que le fossé ne s’élargisse pas entre la force d’engagement des personnels et la réalité de leurs conditions de travail, et de vie tout court.

Certaines choses doivent être modifiées, par les médecins comme par l’administration : parfois, il faut savoir réduire le nombre d’interventions, opérer un petit peu moins vite, prendre le temps d’expliquer ce qu’on fait – bref, ralentir pour ne pas accepter de travailler dans des conditions dégradées. Et au passage, doubler le salaire des infirmiers et aides-soignants, qui sont si mal payés de leur dévouement. On enlèvera beaucoup de souffrance dans les équipes.

Est-ce difficile d’être une femme dans le monde de la neurochirurgie ?
Pour moi ce métier n’a pas de sexe. C’était plutôt une discipline d’hommes quand j’ai commencé – aux cours de spécialité, il y avait trente garçons français et étrangers et j’étais la seule fille – mais les choses sont beaucoup plus équilibrées depuis. Ce qui ne m’empêche pas de penser que nous sommes différents, les hommes et les femmes, et que nous pouvons avoir une approche distincte de la chirurgie, de la gestion du risque ou de la gestuelle. Cette mixité est une richesse !

« Il faut doubler le salaire des infirmiers et aides-soignants, qui sont si mal payés de leur dévouement. On enlèvera beaucoup de souffrance dans les équipes. »

Jérôme Bonnet pour Télérama

“Il faut créer des passerelles, en particulier avec les arts, multiplier les contacts entre cultures scientifique, littéraire, médicale, etc.”

Et ce qui vaut pour les sexes me paraît aussi essentiel dans les échanges entre disciplines : il faut décloisonner, créer des passerelles, en particulier avec les arts, multiplier les contacts entre cultures scientifique, littéraire, médicale, etc. C’est tout le sens de l’Académie Santé-Culture que nous avons montée avec Emmanuel Demarcy-Mota : jeter des ponts entre les univers, pour que les étudiants puissent s’enrichir de chacun d’entre eux, en croisant par exemple nos regards et nos questionnements sur des pièces de Ionesco. Transmettre la vision médicale et scientifique du monde et l’émerveillement qu’elle procure me semble capital.

De Médée aux personnages de Ionesco, les cerveaux dysfonctionnels ne manquent pas, au théâtre…
Certains personnages sont effectivement de bons modèles. Je prendrai deux exemples dans deux pièces de Bob Wilson que j’ai vues récemment. I Was Sitting on My Patio This Guy Appeared I Thought I Was Hallucinating m’a immédiatement fait penser aux liens que l’on peut observer entre la solitude et la démence.

Chez les gens atteints de démence, l’absence de liens sociaux et affectifs aggrave souvent la pathologie initiale. Comme dans la pièce, il ne reste plus que les comportements sociaux appris qui s’expriment dans une solitude extrême. C’est particulièrement frappant dans nos sociétés aux structures familiales dispersées, beaucoup moins, je ne vous le cache pas, dans les familles asiatiques ou de Gitans que nous recevons à l’hôpital : dans ces familles-là, handicapé ou pas, on ne reste jamais seul…

Mais je n’ai pas pu m’empêcher de faire une lecture « neurologique » d’un autre spectacle de Bob Wilson, Bach 6 Solo. Sur le plateau, une violoniste virtuose joue un morceau magnifique, faisant évidemment appel à sa mémoire procédurale – un ensemble de gestes « sur-appris », rejoués des centaines de fois sur un mode automatisé. Autour de cette violoniste se déployait une chorégraphie, avec des danseurs qui faisaient, eux, des gestes extrêmement lents, une marche hyper contrôlée, impliquant une motricité volontaire mais dépourvue de but. Ce qui est rare pour la motricité volontaire. L’inverse du comportement automatique de la violoniste. J’avais sous les yeux la dissociation entre motricité volontaire et motricité automatique, deux systèmes gérés par des réseaux de neurones différents du cerveau. J’adore !

“On est encore très loin de la compréhension fine de l’ensemble du cerveau. Ce qui se passe à l’échelle d’un neurone est tellement compliqué, il reste tant à découvrir…”

Mais pourquoi, alors qu’ils pratiquent les mêmes exercices à l’infini, certains artistes deviennent des virtuoses et d’autres pas ?
On ne le sait pas… et ça ne nous empêche pas de reconnaître une virtuose quand on l’entend ! Avec les acteurs du Théâtre de la Ville, nous avons regardé des vidéos de la gymnaste roumaine Nadia Comaneci : tout le monde peut voir qu’elle a un « truc » en plus, en dehors de sa technique parfaite, mais quoi ? Et où ce « truc » se loge-t-il dans le cerveau ?

Un acteur a proposé « Elle met du plaisir dans ce qu’elle fait » et je crois qu’il n’avait pas tort : avec l’émotion du plaisir, tout a l’air plus facile, devient plus beau. À la Salpêtrière, nous venons de perdre brutalement un collègue qui nous était très cher, Stéphane Clemenceau, lui aussi chirurgien. Quand vous regardiez Stéphane opérer, vous aviez l’impression d’avoir vu la Joconde. Dans sa gestuelle, il y avait quelque chose d’une immense beauté, qui était à la fois reconnu de tous et… inexplicable.

Quel avenir envisagez-vous pour le cerveau et notamment dans le domaine de l’interaction avec les machines ?
D’abord, on est encore très loin de la compréhension fine de l’ensemble du cerveau. Ce qui se passe à l’échelle d’un neurone est tellement compliqué, il reste tant à découvrir… La question qui va se poser, bien sûr, est celle de la possibilité d’une chirurgie qui augmente les capacités cérébrales de gens non malades.

Est-elle souhaitable ? Dans le cerveau, quand on booste un système, c’est toujours aux dépens d’un autre. L’homéostasie, l’équilibre du corps, concerne aussi le cerveau, et mieux vaut s’en souvenir avant de se lancer sur ces nouveaux territoires… Je vous répondrai donc que, selon moi, il faut à la fois rester souple et extrêmement vigilant sur les conséquences possiblement néfastes de ces avancées technologiques. J’ajouterai que je ne suis pas la bonne personne pour trancher. Parce que notre premier souci, à nous les chirurgiens, ce n’est pas l’homme augmenté, c’est l’homme malade : le patient.


Avec l'aimable participation de Télérama. Retrouvez ici l'interview


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