Interview avec Amandine Beyer

Artiste associée au Théâtre de la Ville, où elle est programmée depuis de nombreuses années, Amandine Beyer y donne deux concerts ces 9 et 10 avril. Le premier avec l’ensemble Gli Incogniti, autour du baroque français, le second avec le Quatuor Kitgut et le clarinettiste Mathieu Steffanus, pour des œuvres de Mozart et Haydn. Amandine Beyer évoque avec nous ces deux concerts ainsi que les compositeurs et les œuvres qu’elle y interprétera.
Vous jouez ce week-end avec l’ensemble Gli Incogniti et le Quatuor Kitgut. Pouvez-vous nous les présenter ?
Ce sont les deux formations avec lesquels je joue principalement. Gli Incogniti, que j’ai fondé en 2006, est un collectif à géométrie variable : nous pouvons être de trois à vingt-cinq musiciens selon le répertoire. Celui-ci s’étend du baroque au préclassique, voire au classique en orchestre de chambre. Quant au Quatuor Kitgut, j’y appartiens depuis sa fondation en 2014 par mon camarade violoniste Naaman Sluchin. On y favorise beaucoup le dialogue instrumental, on choisit des œuvres équilibrées, où les musiciens sont à égalité. C’est pour ça que l’on joue aussi de la musique baroque, des Fantaisies de Purcell par exemple, bien antérieures au genre du quatuor à cordes proprement dit.
Êtes-vous une violoniste différente quand vous jouez Mozart et la musique baroque française ?
J’espère bien ! (rires) Pour les programmes de ce week-end, les deux configurations instrumentales changent beaucoup les choses de toute façon. En quatuor et en quintette, le jeu est totalement redistribué entre les musiciens, on aborde la musique différemment qu’en trio.
Et sur le plan instrumental ? Jouez-vous le même violon pour les deux concerts ?
Oui, je joue le même violon… mais je change d’archet. Un archet baroque le samedi, un archet classique le dimanche ! Mon violon est une copie d’un instrument du facteur Andrea Amati, de la fin du XVIe siècle. C’est donc un violon baroque, presque Renaissance, mais je peux le pousser jusqu’à Mozart et Haydn, même si j’en ressens parfois les limites quand je dois jouer très haut ou très fort. Mais en réalité, c’est surtout l’archet qui modifie le jeu et permet de changer de répertoire. Un archet baroque est convexe et léger, un archet classique est concave, plus lourd et plus long, et son aérodynamisme est très différent. Cela a beaucoup d’implications dans l’interprétation.
Parlez-nous du programme du premier concert, consacré au baroque français. Comment l’avez-vous conçu ?
On est en trio, la plus petite expression de Gli Incogniti, ce qui est plutôt rare. On a tout simplement choisi nos œuvres préférées pour cette formation : des petits bijoux ! Ce sont des pièces que je connais bien, qui forment la base de ce répertoire, et que pourtant on n’entend pas souvent. De façon générale, on entend peu la musique baroque instrumentale, et quand c’est le cas, c’est plutôt de la musique pour des ensembles nombreux. La sonate et le trio sont malheureusement des genres baroques un peu délaissés.
Certains compositeurs de ce programme sont bien connus, Rameau et Couperin en particulier. D’autres beaucoup moins : Rebel, Leclair et Chambonnières.
En effet, il y a des compositeurs qui sont exceptionnels par la qualité même de leurs œuvres, et c’est le cas de Rameau et Couperin. Rameau est d’ailleurs plus joué que Couperin, et plus reconnu, sans doute car il a composé des opéras. Et puis, il y a des compositeurs qui sont exceptionnels aussi, mais plutôt pour leurs personnalités.
Qu’entendez-vous par là ?
Jean-Marie Leclair par exemple est avant tout un violoniste, qui s’adonne à la composition avec talent. On sent dans ses œuvres, comme dans celles de Jean-Féry Rebel, qu’il est violoniste. Cela dit, on sent aussi que Couperin et Chambonnières sont des clavecinistes. Comme on sent que Rameau a écrit un Traité d’harmonie ! (rires) En tout cas, c’est cela aussi qui nous pousse à jouer ces musiques : les personnalités singulières que l’on sent derrière les œuvres.
Les Concerts royaux de Couperin étaient destinés à divertir Louis XIV. Tout en étant assez accessibles, ils sont d’une écriture très savante…
La musique de Couperin est toujours complexe, même quand elle est engageante, ce qui était le but recherché dans ces œuvres. C’est une écriture incroyable de raffinement, de science harmonique, où tout va très vite. Cette musique demande de l’attention, et aussi d’être écoutée et réécoutée.
Et Jean-Féry Rebel, que l’on ne connaît quasiment que pour son étonnant ballet Les Éléments ?
Rebel est un original. C’est un grand compositeur, mais son activité de violoniste l’a accaparé. Dans le morceau final de la Sonate que l’on joue, on voit bien qu’il a écouté les musiciens italiens, qui jouaient à toute allure. Il y a là une fougue un peu plus débridée qu’en France habituellement. Ces compositeurs étaient attentifs à l’air du temps, et donc à la musique italienne. Jean-Marie Leclair, de son côté, fait une synthèse de nombreux folklores français, mais il les adapte à un jeu violonistique brillant évidemment venu d’Italie.
Jouez-vous sur des partitions modernes ou sur des fac-similés d’éditions de l’époque ?
On consulte bien sûr les partitions modernes réalisées par des musicologues, elles ont beaucoup à nous apporter. Mais on joue quand même sur des fac-similés. Ce sont de belles gravures, réalisées à l’époque par des copistes professionnels. C’est très touchant de voir leur écriture, et cela nous dit beaucoup sur la musique. La notation est moins stricte que sur une édition moderne, et cela induit une flexibilité dans notre jeu.
Comment avez-vous conçu le programme de votre second concert, consacré à Mozart et Haydn ?
Il est formé de trois œuvres différentes qui se complètent logiquement. Le quatuor « Milanais » de Mozart date de sa jeunesse, il est très léger, et tellement beau. Le quatuor de Haydn est léger lui aussi, c’est l’un de mes préférés dans l’opus 33, car il est équilibré. Malgré leur caractère, ces deux œuvres ont en commun d’avoir un mouvement lent d’une grande profondeur. C’est étonnant comme Mozart et Haydn, même dans ces formes courtes, créent un moment de mystère, de suspension. Cela connecte ces deux quatuors au Quintette avec clarinette de Mozart, où cette profondeur est présente du début à la fin, car c’est évidemment une œuvre maîtresse du répertoire.
Vous jouez sur des instruments d’époques, et vous vous inscrivez dans le courant « baroqueux ». S’agit-il de parvenir à une interprétation authentique de toutes ces œuvres ?
Même si l’on a fait des recherches, on n’a qu’une vision partielle de ce qu’était une interprétation à l’époque. On n’y était pas ! (rires) Je me situe dans une tradition de relecture des œuvres qui date maintenant d’une trentaine d’années, celle de Gustav Leonhardt ou Sigiswald Kuijken, les grands redécouvreurs de la musique ancienne. Bien sûr, on sait des choses sur les styles, l’inégalité rythmique, la conduite des voix, les ornements ou les appogiatures. Mais finalement, on interprète ces musiques comme on peut. Et il y a toujours une part de théâtre, car on a besoin d’y mettre du nôtre pour interpréter.
Vous voulez dire que la part de subjectivité reste toujours la plus importante dans l’interprétation ?
Il y a ce que propose la partition, il y a ce que l’on sait sur le plan musicologique et sur le plan instrumental… et il y a ce que l’on sent de la personnalité du compositeur ou de l’œuvre. Et là, c’est beaucoup plus subjectif en effet. Toutes ces couches d’informations suscitent en réalité des questions sans fin. Que reste-t-il d’autre à faire, alors, que de jouer ?
Propos recueillis par Nicolas Southon