Un rêve éveillé

Plus de quarante ans après, Robert Wilson et Lucinda Childs recréent I was sitting on my patio this guy appeared I thought I was hallucinating, pour et avec deux nouveaux interprètes, Christopher Nell et Julie Shanahan, en partant de leur singularité et avec l’idée de ne pas les figer dans le rôle tenu par leurs aînés.
I was sitting on my patio this guy appeared I thought I was hallucinating est un texte écrit par Robert Wilson au milieu des années 70, un collage hallucinatoire de paroles hétérogènes, des multitudes de petites histoires instantanées, un rêve éveillé ressemblant à un zapping télévisuel où l’imaginaire sonore et les associations d’idées créent une trame presque malgré le texte.
Robert Wilson le compose comme un solo, ou plutôt, le dédoublant, deux solos. Il jouait lui-même la première partie et Lucinda Childs la deuxième sur un texte identique. À l’époque, chacun crée sa propre partition scénique, avec des différences d’approches et des convergences de sens qui rendent saisissante l’expérience de voir la même pièce jouée deux fois d’affilée.
Plus de quarante ans après, il recrée la pièce pour et avec deux nouveaux interprètes, Christopher Nell et Julie Shanahan, en partant de leur singularité et avec l’idée de ne pas les figer dans le rôle tenu par leurs aînés, puisque l’essence même de la pièce est qu’il n’y a pas de rôle. Il y a d’abord eu un transfert par Robert Wilson et Lucinda Childs de leur partition pour établir une base de travail. Avec Christopher Nell, Wilson a partagé ses souvenirs, présents comme si la pièce s’était jouée hier, ainsi que des images et compositions visuelles telles qu’il les ressentait à l’époque. Entre Lucinda Childs, qui intervenait par Zoom lors de la première étape de travail, et Julie Shanahan, la passation a été très précise, à travers ses notes de l’époque et en reconstituant le plateau chez elle pour montrer chaque geste d’origine, posture, impulsion. Puis nous avons cherché avec Wilson et les acteurs à dépasser la reproduction de leurs partitions et à trouver leur relation intime à ce texte fait d’histoires croisées où émergent de multiples personnalités intérieures, ainsi que leur liberté de dire ces paroles en résonance avec le moment présent. À partir d’éléments originaux tels que des vidéos, des sons, le décor, l’esprit des lumières de l’époque, nous avons effectué un nouveau montage s’apparentant à une recréation pour inventer de nouveaux sens, tour à tour abstraits et concrets, au contact des nouveaux interprètes.
LUCINDA CHILDS DANS PATIO, 1977 © ESTATE OF HORST P. HORST
Lorsqu’il crée la pièce en 1977, Robert Wilson éprouve un besoin de renouvellement par rapport à ce qu’il a fait jusque-là. Après les oeuvres monumentales que sont Le Regard du sourd, Ka Mountain, A Letter for Queen Victoria, ou encore Einstein on the Beach, il aspire à dépasser le travail de compagnie et à trouver du sens dans l’altérité, ici autant avec lui-même et les autres moi qui le composent, qu’avec Lucinda Childs, partenaire en miroir, dont les préoccupations artistiques comme la sérialité, la géométrie, le minimalisme, font écho aux siennes, tout en étant dans une approche différente. Après plusieurs collaborations, dont Einstein on the Beach, leur association, qui fonde cette pièce, permet d’interroger la différence de points de vue intrinsèque entre deux êtres humains, complices par-delà le miroir, mais jouant des partitions très différentes à partir d’un même matériau.
Avec le sentiment que lui et les autres artistes de sa génération, particulièrement actifs et novateurs dans le New York des années 60 et 70, ont ouvert des portes et secoué les codes de la représentation, Wilson a peur qu’ils deviennent à leur tour une nouvelle sorte d’école aux canons aussi rigides que ceux qui les ont précédés, et que leurs expérimentations tel le rejet de la frontalité, l’inclusion du réel, la désacralisation de la notion de personnage, deviennent des codes imposés. Et que ces codes rejoignent quelque part la réalité crue du mythe américain terrien, où l’on dit volontiers qu’Abraham Lincoln est né « simplement » dans une petite cabane en bois ou qu’untel est parti de rien, ou que Jackson Pollock peignait ses toiles « simplement » à la peinture de bâtiment. En réaction à tout cela, Wilson veut mener plus loin l’illusion, s’échapper plus fortement de la réalité. Dans I was sitting on my patio…, il travaille les lumières comme jamais auparavant en explorant les angles et les sources pour façonner le moment présent, il habille et maquille Lucinda Childs avec glamour, contrairement à ce qui se pratiquait dans leurs cercles d’artistes, et simule un intérieur bourgeois avec des objets tels un sofa, une tablette avec un téléphone, un verre de champagne, tout en décalant leur esthétique et créant une autre réalité.
ROBERT WILSON, ENCRE ET MINE DE PLOMB SUR PAPIER, 1977 MENIL COLLECTION / HOUSTON, TEXAS - AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE LA GALERIE PAULA COOPER
Cette pièce ouvre un nouveau champ d’expérimentations dans son travail, mais il creuse aussi plus fortement ce même sillon d’une abstraction subjective, déroutante, aux images et paroles marquantes et porteuses de sens malgré elles, aux personnages décalés qui ne sont pas vraiment des rôles théâtraux, avec également la volonté de faire du théâtre à partir des pensées mystérieuses qui hantent tout un chacun, en laissant la place au spectateur pour vivre son propre rêve éveillé.
Charles Chemin, metteur en scène associé